Audition par l'Assemblée nationale - 26 septembre 2012

La Commission des affaires culturelles et de l'éducation procède à l'audition de Mme Marie-Christine Saragosse, dont la nomination en qualité de présidente de la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France est envisagée par le Président de la République.

Marie-Christine Saragosse

 

L'Audiovisuel extérieur de la France a besoin d'être refondé et de repartir sur de nouvelles bases, dans un cadre stabilisé et apaisé permettant aux équipes de consacrer leurs talents et leurs savoir-faire à leur métier et de retrouver le sens profond de leur mission. Entre les grands médias anglophones, les nombreuses chaînes arabophones et les multiples radios et télévisions locales, nos médias internationaux font entendre une voix différente et attendue qu'il faut rendre plus distinctive et plus audible.

 

Les décisions du Gouvernement rendues publiques le 12 juillet dernier fournissent à cette refondation un cadre à la fois précis et ouvert. Le communiqué de la tutelle conjointe indique en effet que « la nouvelle direction de l'AEF (…) devra établir le nouveau projet d'organisation fondé sur des rédactions distinctes (…) au sein d'un AEF réformé ». Le communiqué ajoute qu'il s'agit de réaffirmer « l'identité et la spécificité » de chaque média, et que le projet sera préalablement soumis aux instances représentatives du personnel, comme la loi le prévoit. C'est dans cette perspective que s'inscrit ma candidature.

 

Oui, chaque médium est spécifique : la radio et la télévision sont des métiers différents, et l'on ne saurait donner pour objectif aux rédactions de Monte Carlo Doualiya (MCD), RFI et France 24 de faire de la radio filmée à la télévision ou de la télévision sans images à la radio. Oui, les médias ont des identités différentes. Construire une identité, particulièrement à l'international, est une entreprise très longue et très difficile ; une fois construite, cette identité a beaucoup de valeur et doit être cultivée. J'entends parfois évoquer l'idée d'un portail internet commun, peut-être intitulé « AEF ». C'est là une notion vieillie, car cela obligerait l'internaute à un clic supplémentaire pour trouver l'information qu'il veut obtenir. Ce que l'on cherche maintenant par le biais d'un moteur de recherche, c'est directement RFI, MCD ou France 24, et de plus en plus souvent le dernier reportage sur un événement particulier. L'enjeu capital, pour nos médias internationaux, ce sont les métadonnées et le référencement, particulièrement à l'ère du web sémantique qui permet la navigation intelligente, dite aussi « hyper-navigation ». Dans le secteur du multimédia comme ailleurs, la logique des métiers doit donc s'imposer.

 

Affirmer l'arrêt de la fusion des rédactions ne signifie pas qu'il faille ériger des remparts entre elles, au contraire. C'est lorsqu'on est sûr de son métier, de son identité et de son avenir que le mot « rencontre » prend tout son sens : le désir spontané et volontaire de travailler en commun. Il s'agit, pour des confrères partageant la même passion, de bâtir ensemble une cohérence éditoriale, et aussi de réaliser certaines émissions communes, qui resteront 100 % radio ou 100 % télévision. Mais ces émissions, qui sont d'une écriture exigeante, ne sauraient constituer l'essence des grilles ; TV5 Monde et RFI réalisent, depuis de longues années, deux émissions en commun, et je mesure toute la contrainte que représente pour les journalistes de télévision et de radio la conception de reportages qui devront être audibles ou visibles sur l'autre média. On peut également envisager des invitations croisées d'experts, de grands reporters qui viendraient valoriser leur propre média sur l'autre antenne. Il faut aussi, bien sûr, des opérations communes sur le terrain, des applications multimédias communes entre des équipes adossées à leurs rédactions mères, et une coopération entre France 24 en arabe et MCD – cette coopération existe d'ailleurs déjà sans que les rédactions soient pour autant fusionnées.

 

Telle est la logique qui sous-tendra l'organisation des rédactions que je voudrais mettre en place, et qui sera incarnée par des directeurs ou directrices de chaîne. C'est ce qui se pratique à Radio France – et bien qu'il s'agisse d'une société unique, nul ne doute que France Inter, France Culture et France Info aient, chacune, une forte identité et une autonomie de rédaction. Au sein de ces rédactions, c'est le contenu éditorial qui déterminera l'organisation et non l'inverse. Si ma candidature est retenue, je démarrerai ce chantier sans délais.

 

Un cadre apaisé et stabilisé suppose également de refonder le dialogue social dans l'entreprise, c'est-à-dire de changer de méthode : dire ce que l'on fait et en discuter avant de le faire ; faire ce que l'on a dit, et procéder aux ajustements éventuellement nécessaires, par la discussion, une fois la décision prise. Cela suppose de restaurer la confiance, ce qui ne se décrète pas mais se construit. Si je suis nommée, il faudra prendre le risque de me faire confiance ; pour ma part, j'ai la ferme intention de faire confiance aux élus, non par posture démagogique mais parce que j'ai toujours travaillé ainsi. Le dialogue social est à mes yeux un élément de stratégie et de développement de l'entreprise. Il se trouve que dans une antenne radio, dans une chaîne d'information continue, les salariés sont eux-mêmes les programmes. On ne peut donc développer de tels médias sans l'adhésion, l'envie et l'engagement des personnels ni, donc, sans un dialogue constructif avec les instances sociales qui les représentent.

 

Je n'ignore rien des difficultés de la situation ni des nombreux « irritants », comme disent nos amis québécois, en suspens, au premier rang desquels le déménagement. Les problèmes techniques – climatisation, insonorisation des studios, fuites d'eau éventuelles, qualité de l'air – doivent être traités en toute bonne foi, dans le cadre d'une consultation du Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et non de sa simple information. N'ayant à ce jour aucune légitimité pour le faire, je n'ai rencontré ni les équipes ni les élus et je n'ai pas visité les locaux mais, si ma candidature est retenue, ce sera une de mes priorités. Cependant, ces problèmes techniques, qui peuvent exister dans tout bâtiment, me semblent symboliser tout autre chose : la peur de voir RFI disparaître, perdre son âme dans une réforme qui a été extrêmement mal vécue par ses salariés. Je comprends cette peur, que nous devrons éradiquer ensemble car elle use les équipes et les détourne des vrais enjeux.

 

Pour ce faire, outre la nouvelle organisation des rédactions, la loi, le cahier des charges et la nomenclature budgétaire doivent se substituer aux murs de la Maison de la Radio pour réaffirmer l'identité de RFI. Mais en réalité, le plus important, pour les trois médias, ce sont le projet éditorial et la stratégie de distribution mondiale - l'organisation de la rédaction et le dialogue social ne sont que des outils au service de missions et d'ambitions concrétisées par un projet.

 

Nous devrons donc bâtir ensemble un projet mondial porteur de contenus fortement distinctifs pour chacun des médias, car le monde attend la vision « non alignée » de notre pays. Entre CNN et la BBC d'une part, Al-Jazeera et les autres chaînes arabophones d'autre part, il y a place pour une parole française et francophone. Nos médias ne sont pas des médias de propagande ; leur indépendance éditoriale est connue, si bien qu'une information qui provient de France a du poids, une crédibilité, et bénéficie d'un a priori favorable. Dans la bataille mondiale des idées, les valeurs associées à notre pays renvoient à l'héritage des Lumières : la devise de notre République – liberté, égalité, fraternité – est toujours d'actualité ; la laïcité est une idée neuve ; l'égalité des hommes et des femmes reste à construire dans la plupart des pays ; la tolérance mérite d'être cultivée. Je ne doute pas que les députés représentant les Français de l'étranger confirmeront ce que j'ai constaté au cours de mes nombreux voyages : notre pays pèse plus lourd que sa démographie et son économie, et nous sommes attendus, au-delà des zones traditionnelles d'influence française, dans le monde entier, du Japon aux États-Unis. Ce que l'on attend de la France à l'international, ce n'est certes pas l'arrogance, le nombrilisme ou la propension à donner des leçons parfois reprochés aux Français, mais cette curiosité dont nous savons faire preuve pour les autres, en somme notre aptitude à nous décentrer – et Blaise Pascal n'a-t-il pas dit en substance que le centre du monde est partout ?

 

Les résultats de nos médias à l'international attestent de cette attente, à l'étranger, des analyses françaises. Nous parlons aujourd'hui de France 24, de RFI et de MCD, mais TV5 Monde a également un poids considérable, et sa stratégie et sa distribution ne doivent pas être déstabilisées par l'action de l'AEF ; ses savoir-faire doivent au contraire être mis à profit pour l'ensemble de nos médias. De même, France Télévisions et Radio France doivent être nos alliés dans cette bataille où l'ensemble du service public doit aller en rangs serrés. Comme ceux de TV5 Monde, les résultats de France 24, de RFI et de MCD, qui ont souvent été occultés pour de mauvaises raisons, sont significatifs : des dizaines de millions de téléspectateurs chaque semaine et des millions de visites sur internet, où leurs performances sont remarquables et en forte croissance. Mais nous n'avons pas le temps de nous reposer sur nos lauriers, car les paysages audiovisuels nationaux dans lesquels il nous faut entrer ne nous attendent pas, et rien n'est jamais acquis. À l'échelle mondiale, il y a toujours urgence. Avec l'explosion d'internet – 2,3 milliards d'internautes –, la mobilité – 5,9 milliards de téléphones mobiles dans le monde –, les réseaux sociaux qui sont toujours susceptibles de dérapages, la télévision connectée qui se développe lentement mais sûrement, la « télévision partout » dite aussi « télévision à 360° », et la pluriactivité qui consiste à regarder plusieurs écrans à la fois et à commenter ce qui se passe sur les réseaux sociaux, le paysage audiovisuel mondial est en constant bouleversement, tant dans les supports que dans les habitudes de consommation des contenus. Nous ne devons pas nous laisser distancer.

 

Il ne faudrait pourtant pas tirer de conclusions hâtives de l'expansion du numérique. Aujourd'hui – et il y a fort à parier que cela vaudra pour les cinq ans à venir –, partout dans le monde, 80 % des images continuent d'être regardées sur un téléviseur classique. Le poste de radio est toujours le média le plus répandu, et ondes courtes et ondes moyennes portent une part considérable des audiences de RFI et de MCD. En matière de télévision par ADSL et par la télévision numérique terrestre (TNT), la France est un pays atypique, et il faut se garder de généralisations nécessairement fausses quand on raisonne à l'échelle de plusieurs marchés. Si l'on souhaite que France 24 soit présente partout dans le monde, si l'on souhaite que les douze langues de RFI atteignent bien leurs cibles, si l'on souhaite que MCD étende son audience vers le Maghreb, il faut raisonner pays par pays, auditoire par auditoire, en offrant le bon contenu, sur le bon support, dans la bonne langue, avec le bon marketing qui fasse connaître cette offre dans la profusion de celles qui existent.

 

Je n'arriverai pas à l'AEF avec un projet déjà ficelé, ce qui serait outrecuidant à l'égard des salariés, mais avec une méthodologie pour bâtir notre stratégie avec les équipes. Si nous voulons nous rendre plus audibles et plus accessibles, c'est pour apporter au public des contenus distinctifs, avec une signature identitaire propre à chaque média. Je ne déclinerai pas devant les équipes des grilles, des idées de nouvelles émissions ou des formats que je souhaiterais mettre en place ; je les interrogerai pour en débattre avec elles. Ainsi, s'agissant de RFI, je voudrais savoir si la grille unique est la bonne façon de répondre aux attentes d'auditoires très différenciés ; si les enjeux économiques sont suffisamment traités et si nos entreprises connaissent suffisamment le chemin des plateaux ; quelle place réserver, à l'antenne, à l'analyse de la France et de l'évolution de notre société ; comment maintenir la relation privilégiée que nous avons avec l'Afrique quand les radios locales se multiplient ; comment rendre l'antenne plus conviviale alors que les contraintes de rediffusion d'émissions rendent la tâche ardue ; quelle place accorder aux musiques. Concernant France 24, je voudrais savoir si nous sommes capables de bâtir des collections de mini-séries de documentaires courts ; si nous avons assez de signatures de référence faisant autorité à l'échelle planétaire ; si l'origine de nos invités incarne bien la dimension mondiale de la chaîne ; quelle place réserver aux entreprises et aux Français de l'étranger ; comment jouer davantage encore avec la chronologie des supports – internet, réseaux sociaux, antenne linéaire – pour que nos auditeurs puissent accéder à l'information quand et où ils veulent ; comment refuser l'amnésie collective due à ce qu'une information chasse l'autre sans que jamais l'on ne s'arrête le temps de comprendre ; si notre habillage valorise suffisamment nos contenus ; si des points saillants permettent que les grilles soient suffisamment repérées et connues.

 

Pour l'ensemble des médias de l'AEF, je voudrais que l'on s'interroge sur les grandes causes défendues : comment se mobiliser pour les femmes dans le monde, en liaison avec TV5 Monde qui a entrepris ce travail ; surtout, quelles innovations introduire sur les nouveaux médias. Par exemple, l'émission Les Observateurs et son site associé constituent une vraie innovation ; peut-elle être étendue à d'autres langues de RFI ? Comment intégrer plus encore les réseaux sociaux, devenus inévitables, qu'on le veuille ou non ? Quels partenariats instaurer avec la presse écrite et avec les grandes institutions françaises ? Par exemple, le nom français le plus connu dans le monde est celui de Pasteur ; un partenariat avec l'Institut Pasteur, à forte dimension internationale, serait une piste intéressante à creuser, tout comme avec l'Institut français. Il faudra donc créer des groupes « projets » appelés à une réflexion sur ces thèmes précisés avec les directeurs de chaînes, en s'appuyant sur des études précises et en association avec les équipes de la distribution et du marketing.

 

L'AEF, entreprise publique, doit bâtir, sur la base du projet lui-même fondé sur le dialogue avec les équipes, un contrat d'objectifs et de moyens. Le précédent péchait à la fois par son manque de transparence à l'égard des salariés et par son absence de réalisme financier, qu'il s'agisse des recettes propres ou de l'effort décroissant de l'État. Celui-ci en a d'ailleurs pris conscience et, en dépit de contraintes budgétaires immenses, il maintient l'enveloppe de l'AEF. L'effort en faveur de l'audiovisuel extérieur, TV5 Monde compris, ne représente au demeurant que 8,3 % du budget de l'audiovisuel public, un pourcentage très modeste au regard des enjeux. Le nouveau contrat d'objectifs et de moyens devra être bâti en toute transparence avec les élus du personnel, les ministères de tutelle et le Parlement. Les débats au conseil d'administration de l'AEF, où siègent des représentants du ministère des affaires étrangères - qui doit avoir un rôle majeur dans notre stratégie - du ministère de la culture mais également de l'Agence des participations de l'État, du ministère du budget et, bien sûr, des deux Assemblées, permettront qu'il en soit ainsi.

 

J'espère que les élus seront aux côtés de l'AEF pour ce nouvel élan et, si vous retenez ma candidature, je serai heureuse de venir, autant que vous le souhaiterez, rendre compte de la mise en oeuvre du projet et, je l'espère, de ses succès dans un paysage audiovisuel mondial qui ne fera aucun cadeau à l'Audiovisuel extérieur de la France mais où il a une place, pour peu que nous cessions d'être nos meilleurs ennemis.

Rédigé par MdL